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En route

J'ai toujours beaucoup aimé les écrits d'Antoine de Saint Exupéry, et je pense qu"il ne m'en voudra pas de "couper" une partie de son oeuvre pour, sans pour autant en modifier les phrases, mieux me l'approprier. D'ailleurs, dans toute communication, nous ne gardons et n'interprétons que ce que nous voulons bien utiliser. Voici donc mon humble remaniement de Terre des Hommes

Courage à tous sur votre chemin, dans vos combats, et bonne route ; vous n''êtes jamais seul


"

Mais que restait-il de toi?

Nous te retrouvions bien, mais calciné, mais racorni, mais rapetissé

Tu étais encombré de ce corps courbatu, que tu tournais et retournais, sans parvenir à le loger dans le sommeil. Ton corps n’oubliait pas


J’observais ton visage noir, tuméfié, semblable à un fruit blet qui a reçu des coups. Tu étais très laid, et misérable, ayant perdu l’usage des beaux outils de ton travail : tes mains demeuraient gourdes, et quand, pour respirer, tu t’asseyais sur le bord de ton lit, tes pieds gelés pendaient comme deux poids morts.

Tu n’avais même pas terminé ton voyage, tu haletais encore, et, lorsque tu te retournais contre l’oreiller, pour chercher la paix, alors une procession d’images que tu ne pouvais retenir, une procession qui s’impatientait dans les coulisses, aussitôt se mettait en branle sous ton crâne. Et elle défilait. Et tu reprenais vingt fois le combat contre des ennemis qui ressuscitaient de leurs cendres.

Boxeur vainqueur, mais marqué des grands coups reçus, tu revivais ton étrange aventure. Et tu t’en délivrais par bribes. Et je t’apercevais, au cours de ton récit nocturne, marchant.

Vidé peu à peu de ton sang, de tes forces, de ta raison, tu avançais avec un entêtement de fourmi, revenant sur tes pas pour contourner l’obstacle, te relevant après les chutes, ou remontant celles des pentes qui n’aboutissaient qu’à l’abîme, ne t’accordant enfin aucun repos, car tu ne te serais pas relevé.

Et, en effet, quand tu glissais, tu devais te redresser vite.

Pour avoir goûté, après la chute, une minute de repos de trop, tu devais faire jouer, pour te relever, des muscles morts.

Tu résistais aux tentations. On perd tout instinct de conservation. Après deux, trois, quatre jours, on ne souhaite plus que le sommeil. Je le souhaitais. Mais je me disais : « Ma femme, si elle croit que je vis, crois que je marche. Les camarades croient que je marche. Ils ont tous confiance en moi. Et je suis un salaud si je ne marche pas. »


Et tu marchais, et chaque jour un peu plus, pour tenir.


Tu m’as fait cette étrange confidence :.. « Dès le second jour, vois-tu, mon plus gros travail fut de m’empêcher de penser. Je souffrais trop, et ma situation était par trop désespérée. Pour avoir le courage de marcher, je ne devais pas la considérer. Malheureusement, je contrôlais mal mon cerveau, il travaillait comme une turbine. Mais je pouvais lui choisir encore ses images. Je l’emballais sur un film, sur un livre. Et le film ou le livre défilait en moi à toute allure. Puis ça me ramenait à ma situation présente. Immanquablement. Alors je le lançais sur d’autres souvenirs… »

Une fois cependant, ayant glissé, tu renonças à te relever. Tu étais semblable au boxeur qui, vidé d’un coup de toute passion, entend les secondes tomber une à une dans un univers étranger, jusqu’à la dixième qui est sans appel.

« J’ai fait ce que j’ai pu et je n’ai point d’espoir, pourquoi m’obstiner dans ce martyre ? » Il te suffisait de fermer les yeux pour faire la paix dans le monde. Pour effacer.

À peine closes, ces paupières miraculeuses, il n’était plus ni coups, ni chutes, ni muscles déchirés, ni gel brûlant, ni ce poids de la vie à traîner quand on va comme un bœuf, et qu’elle se fait plus lourde qu’un char.

Déjà, tu le goûtais, ce froid devenu poison, et qui, semblable à la morphine, t’emplissait maintenant de béatitude. Ta vie se réfugiait autour du cœur. Quelque chose de doux et de précieux se blottissait au centre de toi-même. Ta conscience peu à peu abandonnait les régions lointaines de ce corps qui, bête jusqu’alors gorgée de souffrances, participait déjà de l’indifférence du marbre.

Tes scrupules mêmes s’apaisaient. Nos appels ne t’atteignaient plus, ou, plus exactement, se changeaient pour toi en appels de rêve. Tu répondais heureux par une marche de rêve, par de longues enjambées faciles, qui t’ouvraient sans efforts les délices des plaines. Avec quelle aisance tu glissais dans un monde devenu si tendre pour toi ! Ton retour, tu décidais, avare, de nous le refuser.

Les remords vinrent de l’arrière-fond de ta conscience. Au songe se mêlaient soudain des détails précis.

Et ce détail t’apparut éclatant, effaçant les autres images.

Une fois debout, tu marchas deux nuits et trois jours. Mais tu ne pensais guère aller loin :

« Je devinai la fin à beaucoup de signes. Voici l’un d’eux. J’étais contraint de faire halte toutes les deux heures environ, simplement pour laisser reposer mon cœur. Mais vers les derniers jours je perdais la mémoire. J’étais reparti depuis longtemps déjà, lorsque la lumière se faisait en moi : j’avais chaque fois oublié quelque chose. À chaque arrêt je m’appauvrissais…»


Ce qui sauve, c’est de faire un pas. Encore un pas. C’est toujours le même pas que l’on recommence… »



Tu t’endormais enfin, ta conscience était abolie, mais de ce corps démantelé, fripé, brûlé, elle allait renaître au réveil, et de nouveau le dominer. Le corps, alors, n’est plus qu’un bon outil, le corps n’est plus qu’un serviteur. Et, cet orgueil du bon outil, tu savais l’exprimer aussi,


Tu t’imagines bien qu’au troisième jour de marche… mon cœur, ça n’allait plus très fort… Eh bien ! pendant ces quelques minutes-là, suspendu à mon cœur. Je lui disais : ″Allons, un effort ! Tâche de battre encore…″ Mais c’était un cœur de bonne qualité ! Il hésitait, puis repartait toujours… Si tu savais combien j’étais fier de ce cœur ! »

Et je pensais : Le courage avant tout, est un effet de droiture. »

Sa véritable qualité n’est point là. Sa grandeur, c’est de se sentir responsable. Responsable de lui, et des camarades qui espèrent. Il tient dans ses mains leur peine ou leur joie. Responsable de ce qui se bâtit de neuf, là-bas, chez les vivants, à quoi il doit participer. Responsable un peu du destin des hommes, dans la mesure de son travail.


Être homme, c’est précisément être responsable. C’est connaître la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C’est être fier d’une victoire que les camarade sont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde."


Source Terre des Hommes - Antoine de Saint Exupéry





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